Qué es ser libre? Thomas Piketty
«Libé» : c’est quoi être libre ?
24 FÉVRIER 2014 À 17:06
directeur d’études à l’EHESS et professeur à l’Ecole d’économie de Paris.
La crise à Libé a au moins le mérite de poser une question essentielle. C’est quoi être libre quand on est possédé par un actionnaire, et de surcroît par un actionnaire imbu de son pouvoir ? Quelles formes de gouvernances alternatives doit-on inventer au XXIe siècle pour échapper à la dictature du propriétaire tout-puissant, et permettre enfin un contrôle démocratique et participatif du capital et des moyens de production ? Cette question éternelle, que certains ont cru pouvoir refermer après la chute de l’anti-modèle soviétique, n’a en vérité jamais cessé d’exister. Elle se pose notamment dans le secteur des journaux et des médias en général, où des structures de propriété mixte sous forme d’associations ou de fondations ont récemment connu un regain d’intérêt, avec le double objectif de garantir l’indépendance des rédactions et de promouvoir des modèles innovants de financement. Dans le contexte de crise aiguë que connaissent actuellement les médias, menacés par une concurrence effrénée et un émiettement des rédactions, c’est l’ensemble du modèle qui doit être repensé - comme l’ont montré les travaux récents de Julia Cagé, économiste à l’université de Harvard et à l’Ecole d’économie de Paris.
Thomas Piketty à l'université de Berkeley, en Californie, le 23 avril.
Thomas Piketty à l'université de Berkeley, en Californie, le 23 avril. (Photo Justin Sullivan. Getty Images. AFP)
ENQUÊTESon «Capital du XXIe siècle» et ses pistes de réflexion sur l’économie ont conquis les Etats-Unis. New York, Boston, la Californie… Tournée dans les prestigieuses universités où l’économiste français a fait salle comble.
Surtout, qu’on ne lui parle pas de success-story surprise. D’une Amérique éprise du livre d’un jeune Frenchy qu’elle couvrirait de lauriers et qui lui déroulerait le tapis rouge : invité à débattre aux Nations unies au côté des prix Nobel Joseph Stiglitz et Paul Krugman, convié à donner des lectures au FMI, sollicité par CNN, NBC, portraituré dans le New York Times,The Nation, etc. Capital in the Twenty-First Century, de Thomas Piketty, le Capital au XXIe siècle donc, pavé de près de 700 pages, vire au best-seller. La version américaine, barrée d’un immense «Capital» en lettres de sang, un poil plus agressive que la VF, cartonne. Et s’est hissée depuis mardi en tête des ventes - mieux que Games of Thrones -, avec 60 000 opus écoulés, ebook compris.
«JE NE TOUCHE PAS TERRE»
A 42 ans, celui qui fut pendant trois ans outre-Atlantique l’un des plus jeunes profs du MIT de Cambridge, mais préfère son petit bureau blindé de livres de l’Ecole d’économie de Paris au faste des grandes chaires universitaire made in USA, se dit «ravi». On le sollicite d’abord par SMS, il avoue : «Je ne touche pas terre.» Mais n’en fait pas des tonnes. «Le livre a été écrit pour un public international, confie-t-il. Heureusement que cela ne marche pas qu’en France. Il compile des données historiques dans plus de vingt pays sur la répartition des revenus et des patrimoines.»
Il n’y a nulle modestie cachée, nulle arrogance feutrée chez ce chroniqueur Libé de l’inégalité des revenus et du patrimoine. Juste le sentiment de voir le job bien fait. «Le livre est quand même lisible, mais il est gros, ça peut effrayer, souffle-t-il. Mais je suis content de voir que la couverture médiatique a pu permettre de surmonter cet obstacle.» Tsunami médiatique serait plus juste. Un mois avant la sortie de l’ouvrage, le très libéral hebdo britannique The Economist prédisait ainsi que le bouquin, qui avait «pour ambition de révolutionner la manière dont on appréhende l’histoire de l’économie au cours des deux siècles passés», pourrait bien atteindre son objectif.
La suite ? «Piketty a transformé notre discours économique, vante Paul Krugman dans la New York Review of Books. Nous ne parlerons plus jamais de richesse et d’inégalités de la même manière.»«Un des meilleurs livres d’économie publiés depuis plusieurs décennies», embraye l’ex-chef du département de la recherche à la Banque mondiale, Branko Milanovic, qui y consacre vingt pages dans The Journal of Economic Literature…
Piketty peut bien irriter la revue conservatrice National Review qui lui reproche, entre autres, d’être le nouveau maître à penser des «néomarxistes», à l’image d’un Baverez qui, dans le Point, l’avait taxé de «marxisme de sous-préfecture». Il peut aussi agacer The Wall Street Journal, qui le traite de «visionnaire utopiste» qui, plutôt que de convoquer le Père Goriot, devrait relire la Ferme des animaux ou le Zéro et l’Infini. L’intéressé en sourit. «J’aime bien le débat public, je suis dans mon élément, évacue-t-il, en revenant sur son marathon médias. C’est la même chose qu’en France, en plus démesuré, en plus énorme.»
TOUR DE CHAUFFE
L’éditeur de la version anglaise, Harvard University Press, qui a avancé la publication de l’ouvrage, boit du petit-lait. Et s’attend, raconte The Washington Post, à battre un record historique de ventes pour devenir un classique ; à l’égal de Théorie de la justice, de John Rawls. Capital in the Twenty-First Century capitalise déjà des ventes surprises en Inde. Avant de s’attaquer à la Chine ou au Japon. Thomas Piketty n’en est donc qu’au tour de chauffe de sa tournée planétaire. «Franchement, ce qui m’intéresse le plus, c’est le débat européen, pointe-t-il. Dès mon retour des Etats-Unis, dimanche, je vais donc faire beaucoup de choses en Grande-Bretagne, en Allemagne, en Suède, en Italie, en Espagne.» Et de rappeler quelques évidences. «En Europe, on est obsédé par notre dette publique, alors qu’on est le continent avec le plus grand patrimoine privé du monde et le ratio patrimoine-revenu le plus élevé depuis plus d’un siècle. L’Europe est riche, ce sont ses gouvernants qui sont pauvres. Il faut d’urgence repenser des institutions défaillantes.»
Assurément. En attendant, ses thèses agitent l’intelligentsia américaine.«On peut désormais parler de "pikettisme"», s’emballe ainsi Suresh Naidu, jeune économiste de l’université de Columbia, où Piketty a planché la semaine dernière. Le panel de chercheurs, réuni ce jour-là par la prestigieuse université new-yorkaise, ne tarit pas d’éloges sur l’ouvrage, la salle est comble, la session de questions s’étire… comme à chaque fois, à Boston ou en Californie.
Piketty n’a rien d’un révolutionnaire anar. «Je crois en la propriété privée, précise-t-il d’ailleurs dans le New York Times.Mais le capitalisme et les marchés devraient être les esclaves de la démocratie et pas le contraire.» Sa thèse, le retour à une société patrimoniale, telle qu’elle existait au XIXe siècle. Une société où le capital (sous forme de biens immobiliers, rentes, dividendes) emporte tout. Et laisse les «have not» sur le flanc. A l’instar du phénomène, très prégnant aux Etats-Unis, des «super-salaires», les fameux 1% qui ont, selon Oxfam, happé jusqu’à 95% de la croissance post-crise financière de 2008. Ces 1% que Piketty a - au côté d’Emmanuel Saez, autre Frenchy très en vogue et prof à l’université de Berkeley - le premier évoqué, préfigurant le mouvement Occupy Wall Street.
«Mon livre s’inscrit dans une réflexion plus générale sur le capital et le capitalisme au XXIe, rappelle Piketty. Il interroge les différentes formes de richesses, comment elles se transforment au cours du temps et dans quelles mesures elles modifient la production d’inégalités entre groupes sociaux. Ce débat prend bien ici.»
Les Américains cherchent des solutions. «Mariez-vous vite avec quelqu’un de riche», ironise Thomas Edsall, professeur à la Columbia University, avant d’explorer les pistes de réflexion du chercheur français, telle que la taxation progressive du capital, afin de rééquilibrer l’imposition entre le capital et le travail.
«Mais l’idée d’augmenter les taxes pour les plus riches restera sûrement compliquée aux Etats-Unis, suggère Victoria de Grazia, historienne à Columbia. On ne perçoit pas les "accapareurs" avec la même colère qu’en France. On voit leur enrichissement comme la preuve du fonctionnement de la méritocratie.» Ce qui ne l’empêche pas d’applaudir l’ouvrage, sa capacité à mêler les disciplines et les savoirs. Une perspective qu’elle oppose au «désastre de l’économie actuelle», enseignée aux Etats-Unis. Et son incapacité «à mettre les étudiants face à l’histoire» et ainsi à «voir comment notre économie a changé».
«LE GOUROU DES INÉGALITÉS»
C’est bien le cœur du sujet et c’est la raison pour laquelle l’ouvrage de Piketty tombe à pic. En 2012, 1% des Américains les plus riches concentraient 22,5% du revenu national, du jamais-vu en soixante-dix ans. «Et surtout 40% du patrimoine, c’est ça la nouveauté, la concentration croissante des patrimoines !» tonne Piketty. Qui cite les frères Koch, ces milliardaires libertariens qui ont mis leur fortune au service de la lutte contre le «socialiste» Obama et sa volonté régulationniste.
Ce sombre tableau n’a pas échappé à la Maison Blanche. «The inequality guru», comme le surnomment certains oracles de la gauche américaine, y a été invité par Jack Straw, le secrétaire au Trésor. Et il a devisé avec le Council of Economic Advisers de la Maison Blanche, qui réunit les conseillers économiques d’Obama. Piketty y avait déjà été reçu deux ans plus tôt, en avril 2012, avec Saez. La une du New York Times en prime. Là, il s’est pointé seul. «Ils avaient lu le livre,ils étaient curieux, à fond dans la discussion, confie Piketty. Les Etats-Unis ne sont pas amoureux des inégalités. Ils se sont longtempsvus plus égalitaires que l’Europe. Ils continuent d’avoir cet espoir dans un accès au patrimoine très large, mais qui se heurte de plus en plus à l’évolution de la réalité, l’extrême concentration des richesses.»
Et d’embrayer : «Cela les a conduits à inventer une fiscalité progressive sur les revenus et sur les héritages dont on n’a pas idée en France.» A l’image d’un Roosevelt qui porta le taux marginal de l’impôt sur le revenu jusqu’à 91%. «Le pays a une relation tumultueuse avec les inégalités, dit-il encore. Sous Reagan, l’Amérique est repartie dans l’extrême inverse. Quelle sera l’évolution suivante ? Alors, oui, ça les intéresse de voir quelqu’un qui ne vient pas pour donner des leçons mais, au contraire, pour leur dire que, dans leur histoire, les institutions démocratiques ont toujours réagi à la montée insoutenable des inégalités.»
HAUSSE DU SALAIRE MINIMUM, IMPÔT, TRANSPARENCE…
Les démocrates se montrent d’autant plus curieux qu’ils souhaitent faire de la lutte contre l’inégalité l’un des thèmes de campagne des législatives de mi-mandat, en novembre. «Il ne reste que deux ans de mandat, résume Piketty, ils ne sont pas extraordinairement optimistes sur ce qu’ils veulent faire passer.» Les propositions sont timides. L’idée d’une simple (légère) hausse du salaire minimum traîne depuis des mois à Washington. «Mais ils veulent tenter de rajouter une tranche l’an prochain sur l’impôt sur les successions.» Pas gagné.
«Avec Jack Straw, confie Piketty, j’ai essayé de pousser la question de la transparence sur les patrimoines, et il était très intéressé. J’ai parlé de la réforme de l’impôt sur le patrimoine foncier et immobilier, la Property Tax. Elle est plus importante que la taxe foncière et l’impôt sur la fortune en France réunis, mais il faut la transformer en impôt progressif net, qui prenne en compte les dettes et les actifs financiers. Pas sûr que ça se fasse rapidement.»
Difficile, donc, d’imaginer un «grand bond en avant» de réformes pour freiner l’explosion des inégalités. Krugman porte ainsi un regard plus désabusé que le Frenchy sur les Etats-Unis, «où l’on a parfois l’impression, écrit-il, qu’une portion substantielle de notre classe politique travaille activement à la restauration du capitalisme patrimonial décrit par Piketty».
Piketty, lui, relativise le tropisme très cliché d’un économiste qui serait plus prophète aux Etats-Unis qu’en son pays. «C’est bien de parler d’un Français aux Etats-Unis, mais tout cela est un peu ridicule. Les enjeux européens sont capitaux et ce que j’ai vécu ici me galvanise pour en parler à mon retour.»
L’auteur de Pour une révolution fiscale - qui conseilla un temps la candidate Ségolène Royal à la présidence, mais déprime devant l’orthodoxie rigoriste de l’actuel président - dit aussi : «Faire un débat télé avec Martin Shulz [ candidat à la présidence de la Commission européenne, ndlr] est plus important que d’aller à l’Elysée : la politique européenne ne se réduit pas à François Hollande.»
Christian LOSSON et Iris DEROEUX correspondante à New York
24 FÉVRIER 2014 À 17:06
directeur d’études à l’EHESS et professeur à l’Ecole d’économie de Paris.
La crise à Libé a au moins le mérite de poser une question essentielle. C’est quoi être libre quand on est possédé par un actionnaire, et de surcroît par un actionnaire imbu de son pouvoir ? Quelles formes de gouvernances alternatives doit-on inventer au XXIe siècle pour échapper à la dictature du propriétaire tout-puissant, et permettre enfin un contrôle démocratique et participatif du capital et des moyens de production ? Cette question éternelle, que certains ont cru pouvoir refermer après la chute de l’anti-modèle soviétique, n’a en vérité jamais cessé d’exister. Elle se pose notamment dans le secteur des journaux et des médias en général, où des structures de propriété mixte sous forme d’associations ou de fondations ont récemment connu un regain d’intérêt, avec le double objectif de garantir l’indépendance des rédactions et de promouvoir des modèles innovants de financement. Dans le contexte de crise aiguë que connaissent actuellement les médias, menacés par une concurrence effrénée et un émiettement des rédactions, c’est l’ensemble du modèle qui doit être repensé - comme l’ont montré les travaux récents de Julia Cagé, économiste à l’université de Harvard et à l’Ecole d’économie de Paris.
Mais la question des formes alternatives de propriété du capital se pose également dans l’ensemble des secteurs culturels et éducatifs, sur tous les continents. A ma connaissance, personne n’a jamais proposé de transformer l’université Harvard (dont la dotation dépasse les capitaux propres des plus grandes banques européennes) en une société par actions. Pour prendre un autre exemple, plus modeste, les statuts de la fondation «Ecole d’économie de Paris» prévoient que le nombre de sièges des fondateurs privés au conseil d’administration augmente légèrement avec leur apport en capital, tout en restant dans tous les cas nettement inférieur au nombre de sièges des fondateurs publics et des responsables scientifiques. Et c’est tant mieux : la tentation d’abus de pouvoir peut sévir tout autant parmi les sympathiques donateurs privés des universités qu’au sein des généreux actionnaires des journaux, et mieux vaut s’en prémunir à l’avance.
A dire vrai, cette question du partage du pouvoir se pose dans toutes les branches d’activités, dans les services comme dans l’industrie, où coexistent de nombreux modèles alternatifs de gouvernance. Par exemple, les salariés allemands sont bien davantage impliqués qu’en France dans la direction effective de leur entreprise, ce qui de toute évidence ne les empêche pas de produire de bonnes voitures - comme l’a fort opportunément rappelé Guillaume Duval dans Made in Germany : le modèle allemand au-delà des mythes (1).
A Libé, la question se pose aujourd’hui avec une acuité particulière. L’actionnaire principal, Bruno Ledoux, adepte semble-t-il des paradis fiscaux et des montages en cascade lui permettant d’éviter de payer ses impôts, a commencé par asséner avec mépris que Libé «ne doit son salut qu’à l’agrégation de subventions de la puissance publique». Il a ensuite expliqué qu’il voulait «prendre à témoin tous les Français, qui raquent pour ces mecs». Cette incroyable déclaration, d’une violence inouïe vis-à-vis des journalistes du quotidien qu’il prétend vouloir sauver, peut sembler irréelle. Elle est pourtant cohérente avec le soi-disant projet dévoilé le même jour, visant à monétiser la marque Libé en en chassant les journalistes.
Cette violence verbale, cette violence de l’argent roi qui se croit tout permis, y compris de dire d’énormes bêtises, nous interpelle tous, comme citoyens et comme lecteurs de Libé. On peut être parfois déçu par le contenu du journal. Mais il suffit d’allumer les chaînes info et leur flux incessant de dépêches abêtissantes pour se rappeler que la démocratie ne peut fonctionner sans le recul que donnent l’écrit et la réflexivité d’un quotidien d’informations générales.
Libé doit vivre et il faut pour cela dénoncer les mensonges colportés ici et là. Non, les médias ne vivent pas de la charité publique ! Un média tel que Libération paie en réalité beaucoup plus de prélèvements obligatoires qu’il ne reçoit d’aides : tout au plus peut-on considérer qu’il est soumis à un taux global de prélèvement un peu moins élevé que la moyenne des activités économiques privées.
Mettons la question dans un contexte plus large. Notre modèle économique consiste à mettre en commun sous forme de taxes, impôts et cotisations diverses environ la moitié des richesses produites chaque année, afin de financer des infrastructures, des services publics et des protections collectives dont chacun bénéficie. Il n’y a pas d’un côté des payeurs et de l’autre des receveurs : chacun paie et chacun reçoit. Dans certains secteurs d’activité, dits purement privés, les recettes des ventes sont supposées couvrir la totalité des coûts, mais cela n’empêche évidemment pas de bénéficier des infrastructures publiques. Dans d’autres secteurs, comme la santé ou l’éducation, les recettes effectivement payées par les utilisateurs du service ne représentent qu’une toute petite partie des coûts. Ce choix a été fait pour garantir l’égalité d’accès à ces services, mais aussi parce que l’on s’est convaincu au fil de l’histoire que le modèle de concurrence absolue entre des producteurs cherchant à maximiser leur profit n’est pas toujours le plus adapté, loin de là. Les secteurs de la création culturelle et des médias sont dans une situation intermédiaire. On chérit l’indépendance et le dynamisme qu’apportent des producteurs en concurrence, mais on se méfie de l’actionnaire tout-puissant. Pour bâtir un modèle viable, il faut sans doute accepter que la part des recettes privées dans le financement total soit également dans une position intermédiaire : beaucoup plus élevée que dans l’enseignement supérieur, par exemple, mais nettement plus faible que dans le cosmétique. Sans oublier de chasser du secteur les petits marquis qui y sévissent.
http://www.liberation.fr/economie/2014/02/24/libe-c-est-quoi-etre-libre_982599
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La leçon américaine de Thomas Piketty
Tapis rouge pour l’économiste français Thomas Piketty. En tournée américaine à l’occasion du lancement outre-Atlantique du «Capital au XXIe siècle» (1), celui que certains dans la gauche américaine surnomment «the inequality guru» (le gourou des inégalités) a droit à tous les égards. A commencer par ceux, très officiels, de la Maison Blanche où il a été reçu par le secrétaire américain au Trésor Jacob Lew - à la demande de ce dernier - puis par des conseillers économiques du président Barack Obama.
Au cœur de leurs discussions, le creusement continu des inégalités dans les principales puissances économiques mondiales, en particulier aux Etats-Unis où elles atteignent aujourd’hui un niveau sans équivalent. Cette donnée fondamentale de la mondialisation, dont même le FMI et l’OCDE ont fini par s’alarmer - après l’avoir longtemps négligée -, est illustrée par un retour en force sans précédent d’un capitalisme patrimonial qui contribue à enrichir encore plus les riches et dont le détachement du reste de la population est devenu une menace pour la démocratie. Une thèse que Piketty n’a cessé de peaufiner depuis une dizaine d’années et qui a fini par s’imposer au cœur du débat politique américain.
«OBAMA UTILISE NOS RÉSULTATS»
En cette année électorale aux Etats-Unis, ce thème des inégalités est devenu très cher à l’administration démocrate, qui a le plus grand mal à les corriger et dont les réformes pourtant très mesurées (hausse modérée des impôts des plus riches, Obamacare dans le domaine de la santé) sont pilonnées par une droite républicaine de plus en plus radicalisée. «Ça fait longtemps que les démocrates, et en particulier l’administration Obama, nous sollicitent, en tout cas utilisent nos résultats», a expliqué le chercheur, a priori proche du PS en France mais très critique à l’égard de la politique du gouvernement et de François Hollande qu’il trouve, dit-il «assez nul».
«Je bénéficie aux Etats-Unis et un peu partout ailleurs qu’en France d’une lecture peut-être moins étroitement politique, a-t-il expliqué à l’AFP entre deux conférences à Washington et avant de s’envoler pour New York où il a donné à la City University une conférence retransmise en direct sur Internet, suivie des commentaires de deux économistes de grand renom fervents admirateurs de ses travaux, les prix Nobel Paul Krugman et Joseph Stiglitz.
«C’est plus facile loin de France d’avoir ce débat plus général sans être tout de suite mis dans des cases liées au débat franco-français actuel», a poursuivi Thomas Piketty. Une allusion à son étiquette d’économiste très politique en France où il milite de longue date pour une «révolution fiscale» rééquilibrant l’imposition du travail et celle du capital.L’intérêt des Américains pour les travaux de Thomas Piketty ne date cependant pas d’hier. On dit même qu’il est à l’origine avec son collègue Emmanuel Saez, enseignant en Californie à l’Université de Berkeley (Thomas Piketty a lui-même compté parmi les plus jeunes professeurs du MIT), de la prise de conscience par Barak Obama de l’ampleur du creusement des inégalités ces trente dernières années aux Etats-Unis. Très régulièrement cités et commentés dans les pages débats de l’ensemble de la presse américaine, y compris des titres conservateurs, le duo des «french leftists» a déjà eu droit à la une du New York Times en 2012, a été la cible du Wall Street Journal et est mentionné dans les documents budgétaires de la Maison Blanche.
Titulaire d’une chronique hebdomadaire dans le New York Times, Paul Krugman y saluait en mars la parution d’un ouvrage qu’il considère comme «le plus important de l’année et peut-être de la décennie». Krugman y expliquait que l’on assiste aujourd’hui au pays de la libre entreprise à la victoire de la «richesse sur le travail», dont le Parti républicain serait devenu, malgré ses dénégations, l’ardent promoteur. «Le risque d’une dérive vers l’oligarchie est réel et donne peu de raisons d’être optimiste», écrit Piketty dans son ouvrage. Pour Krugman, c’est déjà une réalité en train de miner la démocratie américaine.
L'EXEMPLE ROOSEVELT
Interrogé par le New York Times au sujet de la situation américaine, Thomas Piketty a déclaré que «les Etats-Unis s’étaient aujourd’hui habitués à un niveau délirant d’inégalités. Les gens disent que réduire les inégalités est quelque chose de radical, poursuit-il, mais je pense que c’est le fait de tolérer un tel niveau d’inégalité qui est radical». Il juge que le plan démocrate le plus audacieux pour taxer la très grande richesse, inspirée de la «règle Buffet» (du nom de milliardaire américain Warren Buffet) et prévoyant une taxe minimale de 30% sur l’ensemble des revenus au-delà d’un million de dollars, n’est pas de nature à permettre une redistribution plus équitable de la richesse outre-Atlantique.
Et l’économiste d’inviter à un renversement complet de perspective. «Les inégalités de richesses et de revenus ont longtemps été bien plus fortes en France et ce sont les Etats-Unis qui ont inventé les très hautes taxations sur les très hauts revenus.»Arrivé au pouvoir en 1932 en pleine crise économique, le démocrate Franklin Roosevelt va progressivement porter le taux marginal de l’impôt sur le revenu de 25% jusqu’à 91% en 1941. Il est aujourd’hui de 35% après avoir été relevé récemment par l’administration Obama. «La taxation confiscatoire des revenus exorbitants est non seulement possible économiquement, mais souhaitable», écrivait Thomas Piketty dans une chronique dans Libération en 2009.
(1) Editions Harvard University Press pour les Etats-Unis, le Seuil en France.
http://www.liberation.fr/economie/2014/04/17/la-lecon-americaine-de-thomas-piketty_999836
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Piketty, superstar aux States
CHRISTIAN LOSSON ET IRIS DEROEUX CORRESPONDANTE À NEW YORK 25 AVRIL 2014 À 18:06Thomas Piketty à l'université de Berkeley, en Californie, le 23 avril.
Thomas Piketty à l'université de Berkeley, en Californie, le 23 avril. (Photo Justin Sullivan. Getty Images. AFP)
ENQUÊTESon «Capital du XXIe siècle» et ses pistes de réflexion sur l’économie ont conquis les Etats-Unis. New York, Boston, la Californie… Tournée dans les prestigieuses universités où l’économiste français a fait salle comble.
Surtout, qu’on ne lui parle pas de success-story surprise. D’une Amérique éprise du livre d’un jeune Frenchy qu’elle couvrirait de lauriers et qui lui déroulerait le tapis rouge : invité à débattre aux Nations unies au côté des prix Nobel Joseph Stiglitz et Paul Krugman, convié à donner des lectures au FMI, sollicité par CNN, NBC, portraituré dans le New York Times,The Nation, etc. Capital in the Twenty-First Century, de Thomas Piketty, le Capital au XXIe siècle donc, pavé de près de 700 pages, vire au best-seller. La version américaine, barrée d’un immense «Capital» en lettres de sang, un poil plus agressive que la VF, cartonne. Et s’est hissée depuis mardi en tête des ventes - mieux que Games of Thrones -, avec 60 000 opus écoulés, ebook compris.
«JE NE TOUCHE PAS TERRE»
A 42 ans, celui qui fut pendant trois ans outre-Atlantique l’un des plus jeunes profs du MIT de Cambridge, mais préfère son petit bureau blindé de livres de l’Ecole d’économie de Paris au faste des grandes chaires universitaire made in USA, se dit «ravi». On le sollicite d’abord par SMS, il avoue : «Je ne touche pas terre.» Mais n’en fait pas des tonnes. «Le livre a été écrit pour un public international, confie-t-il. Heureusement que cela ne marche pas qu’en France. Il compile des données historiques dans plus de vingt pays sur la répartition des revenus et des patrimoines.»
Il n’y a nulle modestie cachée, nulle arrogance feutrée chez ce chroniqueur Libé de l’inégalité des revenus et du patrimoine. Juste le sentiment de voir le job bien fait. «Le livre est quand même lisible, mais il est gros, ça peut effrayer, souffle-t-il. Mais je suis content de voir que la couverture médiatique a pu permettre de surmonter cet obstacle.» Tsunami médiatique serait plus juste. Un mois avant la sortie de l’ouvrage, le très libéral hebdo britannique The Economist prédisait ainsi que le bouquin, qui avait «pour ambition de révolutionner la manière dont on appréhende l’histoire de l’économie au cours des deux siècles passés», pourrait bien atteindre son objectif.
La suite ? «Piketty a transformé notre discours économique, vante Paul Krugman dans la New York Review of Books. Nous ne parlerons plus jamais de richesse et d’inégalités de la même manière.»«Un des meilleurs livres d’économie publiés depuis plusieurs décennies», embraye l’ex-chef du département de la recherche à la Banque mondiale, Branko Milanovic, qui y consacre vingt pages dans The Journal of Economic Literature…
Piketty peut bien irriter la revue conservatrice National Review qui lui reproche, entre autres, d’être le nouveau maître à penser des «néomarxistes», à l’image d’un Baverez qui, dans le Point, l’avait taxé de «marxisme de sous-préfecture». Il peut aussi agacer The Wall Street Journal, qui le traite de «visionnaire utopiste» qui, plutôt que de convoquer le Père Goriot, devrait relire la Ferme des animaux ou le Zéro et l’Infini. L’intéressé en sourit. «J’aime bien le débat public, je suis dans mon élément, évacue-t-il, en revenant sur son marathon médias. C’est la même chose qu’en France, en plus démesuré, en plus énorme.»
TOUR DE CHAUFFE
L’éditeur de la version anglaise, Harvard University Press, qui a avancé la publication de l’ouvrage, boit du petit-lait. Et s’attend, raconte The Washington Post, à battre un record historique de ventes pour devenir un classique ; à l’égal de Théorie de la justice, de John Rawls. Capital in the Twenty-First Century capitalise déjà des ventes surprises en Inde. Avant de s’attaquer à la Chine ou au Japon. Thomas Piketty n’en est donc qu’au tour de chauffe de sa tournée planétaire. «Franchement, ce qui m’intéresse le plus, c’est le débat européen, pointe-t-il. Dès mon retour des Etats-Unis, dimanche, je vais donc faire beaucoup de choses en Grande-Bretagne, en Allemagne, en Suède, en Italie, en Espagne.» Et de rappeler quelques évidences. «En Europe, on est obsédé par notre dette publique, alors qu’on est le continent avec le plus grand patrimoine privé du monde et le ratio patrimoine-revenu le plus élevé depuis plus d’un siècle. L’Europe est riche, ce sont ses gouvernants qui sont pauvres. Il faut d’urgence repenser des institutions défaillantes.»
Assurément. En attendant, ses thèses agitent l’intelligentsia américaine.«On peut désormais parler de "pikettisme"», s’emballe ainsi Suresh Naidu, jeune économiste de l’université de Columbia, où Piketty a planché la semaine dernière. Le panel de chercheurs, réuni ce jour-là par la prestigieuse université new-yorkaise, ne tarit pas d’éloges sur l’ouvrage, la salle est comble, la session de questions s’étire… comme à chaque fois, à Boston ou en Californie.
Piketty n’a rien d’un révolutionnaire anar. «Je crois en la propriété privée, précise-t-il d’ailleurs dans le New York Times.Mais le capitalisme et les marchés devraient être les esclaves de la démocratie et pas le contraire.» Sa thèse, le retour à une société patrimoniale, telle qu’elle existait au XIXe siècle. Une société où le capital (sous forme de biens immobiliers, rentes, dividendes) emporte tout. Et laisse les «have not» sur le flanc. A l’instar du phénomène, très prégnant aux Etats-Unis, des «super-salaires», les fameux 1% qui ont, selon Oxfam, happé jusqu’à 95% de la croissance post-crise financière de 2008. Ces 1% que Piketty a - au côté d’Emmanuel Saez, autre Frenchy très en vogue et prof à l’université de Berkeley - le premier évoqué, préfigurant le mouvement Occupy Wall Street.
«Mon livre s’inscrit dans une réflexion plus générale sur le capital et le capitalisme au XXIe, rappelle Piketty. Il interroge les différentes formes de richesses, comment elles se transforment au cours du temps et dans quelles mesures elles modifient la production d’inégalités entre groupes sociaux. Ce débat prend bien ici.»
Les Américains cherchent des solutions. «Mariez-vous vite avec quelqu’un de riche», ironise Thomas Edsall, professeur à la Columbia University, avant d’explorer les pistes de réflexion du chercheur français, telle que la taxation progressive du capital, afin de rééquilibrer l’imposition entre le capital et le travail.
«Mais l’idée d’augmenter les taxes pour les plus riches restera sûrement compliquée aux Etats-Unis, suggère Victoria de Grazia, historienne à Columbia. On ne perçoit pas les "accapareurs" avec la même colère qu’en France. On voit leur enrichissement comme la preuve du fonctionnement de la méritocratie.» Ce qui ne l’empêche pas d’applaudir l’ouvrage, sa capacité à mêler les disciplines et les savoirs. Une perspective qu’elle oppose au «désastre de l’économie actuelle», enseignée aux Etats-Unis. Et son incapacité «à mettre les étudiants face à l’histoire» et ainsi à «voir comment notre économie a changé».
«LE GOUROU DES INÉGALITÉS»
C’est bien le cœur du sujet et c’est la raison pour laquelle l’ouvrage de Piketty tombe à pic. En 2012, 1% des Américains les plus riches concentraient 22,5% du revenu national, du jamais-vu en soixante-dix ans. «Et surtout 40% du patrimoine, c’est ça la nouveauté, la concentration croissante des patrimoines !» tonne Piketty. Qui cite les frères Koch, ces milliardaires libertariens qui ont mis leur fortune au service de la lutte contre le «socialiste» Obama et sa volonté régulationniste.
Ce sombre tableau n’a pas échappé à la Maison Blanche. «The inequality guru», comme le surnomment certains oracles de la gauche américaine, y a été invité par Jack Straw, le secrétaire au Trésor. Et il a devisé avec le Council of Economic Advisers de la Maison Blanche, qui réunit les conseillers économiques d’Obama. Piketty y avait déjà été reçu deux ans plus tôt, en avril 2012, avec Saez. La une du New York Times en prime. Là, il s’est pointé seul. «Ils avaient lu le livre,ils étaient curieux, à fond dans la discussion, confie Piketty. Les Etats-Unis ne sont pas amoureux des inégalités. Ils se sont longtempsvus plus égalitaires que l’Europe. Ils continuent d’avoir cet espoir dans un accès au patrimoine très large, mais qui se heurte de plus en plus à l’évolution de la réalité, l’extrême concentration des richesses.»
Et d’embrayer : «Cela les a conduits à inventer une fiscalité progressive sur les revenus et sur les héritages dont on n’a pas idée en France.» A l’image d’un Roosevelt qui porta le taux marginal de l’impôt sur le revenu jusqu’à 91%. «Le pays a une relation tumultueuse avec les inégalités, dit-il encore. Sous Reagan, l’Amérique est repartie dans l’extrême inverse. Quelle sera l’évolution suivante ? Alors, oui, ça les intéresse de voir quelqu’un qui ne vient pas pour donner des leçons mais, au contraire, pour leur dire que, dans leur histoire, les institutions démocratiques ont toujours réagi à la montée insoutenable des inégalités.»
HAUSSE DU SALAIRE MINIMUM, IMPÔT, TRANSPARENCE…
Les démocrates se montrent d’autant plus curieux qu’ils souhaitent faire de la lutte contre l’inégalité l’un des thèmes de campagne des législatives de mi-mandat, en novembre. «Il ne reste que deux ans de mandat, résume Piketty, ils ne sont pas extraordinairement optimistes sur ce qu’ils veulent faire passer.» Les propositions sont timides. L’idée d’une simple (légère) hausse du salaire minimum traîne depuis des mois à Washington. «Mais ils veulent tenter de rajouter une tranche l’an prochain sur l’impôt sur les successions.» Pas gagné.
«Avec Jack Straw, confie Piketty, j’ai essayé de pousser la question de la transparence sur les patrimoines, et il était très intéressé. J’ai parlé de la réforme de l’impôt sur le patrimoine foncier et immobilier, la Property Tax. Elle est plus importante que la taxe foncière et l’impôt sur la fortune en France réunis, mais il faut la transformer en impôt progressif net, qui prenne en compte les dettes et les actifs financiers. Pas sûr que ça se fasse rapidement.»
Difficile, donc, d’imaginer un «grand bond en avant» de réformes pour freiner l’explosion des inégalités. Krugman porte ainsi un regard plus désabusé que le Frenchy sur les Etats-Unis, «où l’on a parfois l’impression, écrit-il, qu’une portion substantielle de notre classe politique travaille activement à la restauration du capitalisme patrimonial décrit par Piketty».
Piketty, lui, relativise le tropisme très cliché d’un économiste qui serait plus prophète aux Etats-Unis qu’en son pays. «C’est bien de parler d’un Français aux Etats-Unis, mais tout cela est un peu ridicule. Les enjeux européens sont capitaux et ce que j’ai vécu ici me galvanise pour en parler à mon retour.»
L’auteur de Pour une révolution fiscale - qui conseilla un temps la candidate Ségolène Royal à la présidence, mais déprime devant l’orthodoxie rigoriste de l’actuel président - dit aussi : «Faire un débat télé avec Martin Shulz [ candidat à la présidence de la Commission européenne, ndlr] est plus important que d’aller à l’Elysée : la politique européenne ne se réduit pas à François Hollande.»
Christian LOSSON et Iris DEROEUX correspondante à New York